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Ducasse d’Ath : du pain et des jeux…

Femme « analysée »…

    […]
    Véronique était « en analyse », comme on dit ; aujourd’hui, je regrette de l’avoir rencontrée. Plus généralement, il n’y a rien à tirer des femmes en analyse. Une femme tombée entre les mains des psychanalystes devient définitivement impropre à tout usage, je l’ai maintes fois constaté. Ce phénomène ne doit pas être considéré comme un effet secondaire de la psychanalyse, mais bel et bien comme son but principal. Sous couvert de reconstruction du moi, les psychanalystes procèdent en réalité à une scandaleuse destruction de l’être humain. Innocence, générosité, pureté… tout cela est rapidement broyé entre leurs mains grossières. Les psychanalystes, grassement rémunérés, prétentieux et stupides, anéantissent définitivement chez leurs soi-disant patientes toute aptitude à l’amour, aussi bien mental que physique ; ils se comporte en fait en véritables ennemis de l’humanité. Impitoyable école d’égoïsme, la psychanalyse s’attaque avec le plus grand cynisme à de braves filles un peu paumées pour les transformer en d’ignobles pétasses, d’un égocentrisme délirant, qui ne peuvent plus susciter qu’un légitime dégoût. Il ne faut accorder aucune confiance en aucun cas, à une femme passée entre les mains des psychanalystes. Mesquinerie, égoïsme, sottise arrogante, absence complète de sens moral, incapacité chronique d’aimer : voilà le portrait exhaustif d’une femme « analysée ».
    […]

Michel HOUELLEBECQ, Extension du domaine de la lutte,
Éditions Maurice Nadeau, Paris, 1994.

mardi 20 décembre 2011 Posted by | livres, Philosophie | , , | Laisser un commentaire

La vie à Manono…

    Au centre-ville, on trouve quelques boutiques aux noms tels que Supermarket et Flash Alimentation. Des petits commerces poussiéreux, avec quelques restes de matériel scolaire ‑ craie, lattes, cahiers, papier ‑ sur des étagères vides. Et puis il y a un bar, bien qu’il ait fermé. Que pourrait-on bien consommer là-dedans, dans une ville sans bières ni sucrés ? D’après Espérance, on y sert uniquement l’alcool local.
    « Il y a moyen de danser quelque part le week-end ?
    ‑ Bien sûr, le dimanche matin, à l’église luthérienne ! »
    Espérance est née à Manono, ses parents habitent dans la cité, mais elle a vécu pendant des années à Ankoro ; elle a deux enfants d’un abbé à Malemba Nkulu.
    « Un abbé ?
    ‑ Ben oui, tu pensais qu’un abbé ne pouvait pas avoir d’enfants ? »
    […]
    Au retour, nous passons devant le majestueux bureau de poste. Les portes sont ouvertes. « Que pourrait-il bien se passer ici ? » Espérance a déjà gravi les marches. Derrière le comptoir, siège son ami Lucien, qui nous salue avec enthousiasme. Il sourit lorsque je demande s’il y a moyen d’envoyer une lettre depuis Manono et ouvre un tiroir avec des timbres zaïrois de toutes les tailles et couleurs.
    « Et comment elle partirait d’ici ?
    ‑  Un cycliste pourrait l’amener jusqu’à Mulongo et de là le petit avion des protestants pourrait l’amener à Lubumbashi. » Une lettre pourrait très bien voyager ainsi pendant six mois, prévient-il, et pourrait naturellement ne jamais arriver du tout. « Pourquoi tu n’essaies pas ? Pour un paquet, on paie plus cher. »

Lieve JORIS, Danse du Léopard, Éditions Actes Sud, Paris, 2002, pages 518 à 519.

vendredi 2 janvier 2009 Posted by | livres | , , , | Un commentaire

Le procès des évadés de Bulowo

    La salle s’est métamorphosée en amphithéâtre : nous recevons un cours sur les droits fondamentaux de l’homme. Quelle force émane de cet homme [Arthur Z’Ahidi Ngoma] totalement affaibli ! Il est là, assis au bord de son fauteuil roulant, Nico en blouse de médecin à ses côtés, l’ombre de ce qu’il fut un jour, mais sa voix est claire comme un cristal et en un rien de temps il nous a introduits dans ses pensées. Il s’excuse lorsqu’il se trompe dans une date ou ne parvient pas à reconstituer tout à fait un événement : à [la prison de] Bolowo [à Likasi], l’homme perd la faculté de compter, et celle de réfléchir, dit-il. On dirait pourtant que son séjour en prison a aiguisé son esprit.
    La tension dans la salle est à couper au couteau et je me rends compte qu’il sera difficile de condamner à mort cet homme qui dit ce qui vibre dans le cœur de beaucoup de Congolais. « Un homme politique ne pense pas à s’évader de prison, dit-il lorsqu’on en vient à son évasion, mais Bulowo n’est pas une prison, c’est un camp de la mort. Bulowo ‑ on ne peut pas le décrire, il faut y avoir été pour le comprendre. Une cellule, un matelas, des moustiques, des rats, des grenouilles, et cette odeur qui parle du temps. Même les gardiens s’y sentaient enfermés et cherchaient mille prétextes pour ne pas venir travailler, même eux en étaient malades. Nous partagions tout, la même cour, les mêmes herbes, les mêmes rats. En des temps démocratiques, on devrait faire de Bulowo un objet de curiosité, afin de montrer au monde : plus jamais ça. Nous étions affamés, la nourriture venait trop tard ou était immangeable parce qu’on l’avait laissée traîner dehors et qu’elle était infestée de fourmis. »
    [Le juge] Mukunto l’interrompt : « Vous pouviez tout de même vous faire préparer quelque chose.
    ‑ J’avais un peu d’argent et j’ai demandé à un gardien de préparer du poulet. Le refus de mourir, est-ce une infraction ? La situation sanitaire, les rumeurs à propos d’empoisonnements et le peloton d’exécution ‑ les murs de Bulowo parlent des morts qui y sont tombés. Et nous allions crever entre ces murs pleins de cris et de chuchotements, avec toutes les conséquences historiques que ça comporte ? Plutôt crever dehors, debout !
    Il n’y avait pas de projet d’évasion, personne n’a reçu d’argent de moi, je n’ai parlé à aucun militaire, mais ils sont humains comme nous, ils voyaient des gens souffrir, une osmose d’idées se faisait, un jour nous nous sommes dit : On s’en va, autant mourir dehors.
    ‑ Un professeur [Arthur Z’Ahidi Ngoma], un militaire [Anselme Masasu], un homme politique [Joseph Olenghankoy] ‑ une équipe idéale. Où vous rendiez-vous ?
    ‑ Je ne savais pas où j’allais, je ne savais même pas si j’allais pouvoir marcher. Vous posez une bonne question : comment des gens intelligents peuvent-ils en arriver là ? Pour ça, il faut avoir été à Bulowo. Bulowo réduit l’homme, vous disparaissez par réduction. Nous devions nous faire soigner, pensai-je, bien que je ne sache où. Nous pensions peut-être gagner la Zambie, mais pour ça il nous aurait fallu connaître le chemin. Si nous avions planifié, nous aurions réussi, accordez-nous un peu d’intelligence, au moins.
    ‑ Vous êtes partis avec des soldats armés. Vous avez plongé ces jeunes dans les problèmes, dit Mukunto, et il demande au petit Imani de s’avancer. Regardez ce jeune homme-là, aujourd’hui il risque la peine de mort. Comment avez-vous pu l’entraîner dans une histoire pareille ? Quel droit aviez-vous d’engager ces jeunes gens dans la voie de la mort ? Pour vous, l’O.N.U. peut venir à la rescousse, mais qui, à l’O.N.U., s’inquiète du sort de ces garçons ? »
    Ça m’a l’air bien démagogique ‑ que l’armée de [Laurent-Désiré] Kabila soit constituée en grande partie d’enfants-soldats n’est finalement pas la faute de Ngoma. Mais Ngoma déclare, plein de remords : « Je demande pardon à ces kadogos. Ils ont été sensibles à nos malheurs, nous ne sommes pas insensibles aux leurs. Quitter Bulowo fut notre décision et nous ne pouvions partir sans compréhension des gardes. Ils ont voulu nous sauver la vie, est-ce un délit ? J’étais mourant, tous ceux qui m’auraient vu dans cet état auraient fait de même. »

Lieve JORIS, Danse du Léopard, Éditions Actes Sud, Paris, 2002, pages 449 à 451.

jeudi 1 janvier 2009 Posted by | livres | , , , , , | Laisser un commentaire

Citation de Mobutu…

    « Mutu na mutu abongisa », José cite Mobutu comme nous nous en allons. Que chacun règle lui-même ses affaires. D’après lui, les Zaïrois interprétaient ça à leur façon : que chacun vole ‑ le fonctionnaire dans son ministère, l’ouvrier dans son usine, l’agent de la circulation dans la rue. Et c’est probablement ainsi que l’entendait Mobutu.

Lieve JORIS, Danse du Léopard, Éditions Actes Sud, Paris, 2002, pages 395 à 396.

mercredi 31 décembre 2008 Posted by | livres | , , , | 2 commentaires

Conduire à Kin…

    […] nous roulons dans un bruyant 4×4 Suzuki qu’un compatriote m’a prêté. La police de la circulation, recyclée et campée de nouveaux uniformes, siffle furieusement lorsqu’elle nous voit passer. « Ça y est ! », soupire José. Il se gare un peu plus loin et retourne à pied demander ce qui se passe. Ils montrent les trous des deux côtés du véhicule : où sont les rétroviseurs extérieurs qui s’y trouvaient ? Les épaules tombantes, José vient annoncer le résultat des négociations : nous devons payer une amende de cinq cent mille zaïres ‑ trois dollars  ‑ sinon nous devons aller au poste. Je proteste : « Mais nous avons un rétroviseur intérieur, nous n’avons pas besoin d’autres ! » Ce n’est évidemment pas de ça qu’il s’agit : morose, je lui glisse l’argent.

Bonhomme jaune en pleine action dans les rues de Kinshasa

Bonhomme jaune en pleine action dans les rues de Kinshasa

    On dirait que notre signalement a été diffusé dans toute la ville, les jours suivants, dès que les agents en jaune nous ont repérés, ils se mettent à siffler. José n’est pas bon négociateur, je m’en rends compte le jour où je descends moi-même de voiture ‑ je bavarde, ris, supplie et ne débourse pas un centime. Mais ça ne nous avance guère. Après une nouvelle arrestation, j’entre dans un magasin et achète pour cinquante dollars une paire de rétroviseurs.
    Mais le mal est fait : les uniformes jaunes nous ont dans le collimateur. Nos avons à présent deux rétroviseurs extérieurs, d’accord, mais où sont nos papiers d’assurance ? Prendre une assurance automobile n’a aucun sens, m’avait raconté tout le monde, cela ne sert qu’à maintenir en vie les compagnies d’assurances ‑ aucun dégât n’est jamais dédommagé ici. Encore une de ces vis sans écrou qui tourne dans le vide. Mais un jour, de guerre lasse, je finis par souscrire un contrat d’assurance.

Lieve JORIS, Danse du Léopard, Éditions Actes Sud, Paris, 2002, pages 393 à 394.

mercredi 31 décembre 2008 Posted by | livres | , , , , | Laisser un commentaire

Conférence de Berlin bis…

    « Les Banyamulenge ont été victimes de discrimination pendant des années dans ce pays, dit Clément soudain agité, mais cela appartient au passé : aujourd’hui chaque Munyamulenge [singulier de Banyamulenge] envoie ses enfants à l’armée dès treize ans. » Les Congolais suspectent les Banyamulenge et les Rwandais de vouloir annexer une partie du Congo, dit-il, ce qui est complètement absurde. « Bien que le Congo soit trop grand pour être gouverné par un seul homme, naturellement. Il devrait y avoir une nouvelle conférence de Berlin, les frontières coloniales devraient être revues. »
    […]
    Tous ces gens qui dansent sur la piste, n’ont-ils jamais écouté un homme tel que Clément, ne sont-ils pas au courant de ses reproches et menaces ? Pourquoi alors font-ils semblant de rien ? Pensent-ils que ça se passera tout seul ? Mon cœur est là, au milieu de ces Congolais insouciants qui dansent, mais mon oreille est ici. Tandis que j’écoute Clément, les paroles d’un ami français résonnent dans ma tête : « La seule force des Congolais est leur inertie. Quelqu’un d’autre doit toujours tirer pour eux les marrons du feu. Un tel peuple est condamné à être dominé. »

Lieve JORIS, Danse du Léopard, Éditions Actes Sud, Paris, 2002, pages 267 à 370.

mardi 30 décembre 2008 Posted by | livres | , , , , , | Laisser un commentaire

Le Kivu…

    […] Nous roulons à travers le parc national des Virunga, un des plus anciens parcs naturels d’Afrique. Dans le temps, avec un peu de chances, on pouvait voir le matin une famille de lions traverser la route ou un troupeau d’éléphants trotter dans le lointain. Lorsque je raconte à Pacifique que j’ai déjeuné en 1985 dans le jardin de l’hôtel à Rwindi tandis que les hippopotames se prélassaient au soleil dans l’herbe, il sourit tristement. Les soldats de Mobutu considéraient le parc comme une ferme, dit-il, ils ont perpétré un véritable génocide des hippopotames. Le conservateur du parc a été chassé, son bureau utilisé comme billot de boucherie. Des trois mille hippopotames, trois cents tout au plus ont survécu ‑ les rives de la rivière Rwindi sont couverts de carcasses.

ma petite sœur, France, ma maman, moi et de mon grand frère, Daniel, au Parc national Albert, l'actuel Parc national des Virunga

En 1959 et de gauche à droite : ma petite sœur, France, ma maman, moi et de mon grand frère, Daniel, au Parc national Albert, l'actuel Parc national des Virunga

    […]
    Quel type d’accords [Laurent-Désiré] Kabila aurait-il conclu avec les pays voisins, le Rwanda et l’Ouganda ? On dirait qu’il a renoncé aux provinces du Kivu, il ne vient plus par ici et personne ne l’entend mentionner dans ses discours ce qui se passe dans l’Est. Le gouverneur, le chef de la sécurité, le responsable des douanes ‑ tous des Tutsi travaillant en parfait accord avec les autorités du Rwanda. Selon certains, à Kigali on parle de Goma comme d’un territoire administratif rwandais où l’on hissera bientôt le drapeau rwandais.
    Je découvre que beaucoup de gens ne se sentent pas à l’aise dans cette ville [Goma], autant des expatriés que des Congolais. La situation est bloquée ; ils sont envahis, occupés, et ne savent vers qui se tourner pour se plaindre. Les conversations reviennent sans cesse à avril 1994, lorsque l’avion transportant le président Habyarimana fut abattu. « Les Tutsi de ce côté de la frontière ont fait la fête ce soir-là, se souvient un agronome congolais, ils étaient enfin délivrés du potentat qui interdisait aux réfugiés tutsi de rentrer chez eux. »
    Leur joie ne dura pas ; des histoires de massacres de Tutsi circulaient et des corps s’échouaient sur les rives du lac Kivu. « Certains étaient empalés sur des pieux, d’autres décapités, et puis ces corps d’enfants mutilés… l’agronome frémit d’horreur, non, à ce moment-là, on a haï les Hutu. »
    Et puis les Hutu ont débordé des frontières, des centaines de mille à la fois. […]
    Mais ce n’était pas encore fini. Les camps de réfugiés hutu sont devenus des foyers de résistance contre le régime qui avait pris le pouvoir au Rwanda et l’armée rwandaise décida d’attaquer les camps. « Nous n’y comprenons plus rien, dit l’agronome, quand donc ce jeu de vengeance et de représailles s’arrêtera-t-il ? Avons-nous mérité cela ? D’abord nous avons dû enterrer les corps qui échouaient sur la rive du lac Kivu. Ensuite les assassins sont venus se réfugier chez nous avant de se faire assassiner à leur tour. Combien de Rwandais n’avons-nous pas enterrés, alors que nous n’avons tué personne ! »
    […]
    Ainsi commence le jeu des non ! si ! et la litanie des plaintes contre les Tutsi se déclenche. Ils sont hautains, ils ne vous regardent pas quand ils vous parlent, on ne sait jamais de quel côté ils sont, ils prétendent être congolais mais se comportent comme des Rwandais, ils veulent tout diriger, ils ne reconnaissent pas les frontières coloniales. « Et, pour comble de malheur, ils sont soutenus par l’Occident ! »
    Je comprends la frustration des Congolais, mais leur réponse, cette haine xénophobe aveugle, me révolte. Personne n’est prêt à faire son mea culpa, personne ne veut voir la responsabilité congolaise de tout ça : que ce pays avec ses dirigeants corrompus et son armée impuissante est devenu le refuge de mouvements rebelles qui ont mis en danger la sécurité des pays limitrophes ‑ s’exposant par là à une attaque étrangère. Et quant à la nationalité douteuse des immigrants titsi dans les provinces du Kivu : s’il n’avait pas été aussi facile d’obtenir de faux papiers d’identité et d’acheter des fonctionnaires, si l’État n’avait pas été aussi profondément rongé de l’intérieur, le premier Rwandais venu aurait-il pu se faire passer pour un Zaïrois ? Alors que cette situation est à présent un prétexte pour dire qu’il n’existe pas de Tutsi congolais, que tous les Tutsi sont rwandais !

Lieve JORIS, Danse du Léopard, Éditions Actes Sud, Paris, 2002, pages 243 à 351.

mardi 30 décembre 2008 Posted by | livres | , , , , , , , | Laisser un commentaire

Le vélotaxi à Kisangani…

    Il n’y a presque pas de voitures ici, mais le dernier gouverneur mobutiste de Kisangani avait acheté cinquante vélos pour les louer à ses concitoyens qui ont organisé un service de vélotaxis. Une culture locale est née depuis, connue dans tout le pays. Le vélotaxi a été appelé toleka ‑ laisse-nous passer ‑, le conducteur « tolekiste », quoiqu’ils préfèrent s’appeler entre eux « combattant » ‑ à cause de la vie dure qu’ils mènent.
    […]
    Après quelques jours de marche sous le soleil brûlant, le toleka me paraît de plus en plus attrayant. Des soldats en armes, des hommes portant un attaché-case ‑ je les vois passer assis à l’arrière et les envie. Mais les Blancs bien sûr ne se déplacent pas à vélo, ils ont des voitures, surtout les organisations humanitaires présentent ici en grande quantité. Une connaissance de Nassim m’a proposé une voiture avec chauffeur pour quarante dollars par jour, mais les gens à qui je vais rendre visite ont à peine de quoi se payer un toleka, et moi, je m’amènerais dans une voiture de location !
    Un jour, fatiguée, devant rejoindre l’autre côté de la ville, je prends mon courage à deux mains. Je fais signe, crie « Toleka ! », et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire me voici à l’arrière. Tout le monde rit en me voyant, les commentaires vont bon train. « Hé, mundele ‑ blanche, le nouveau taxi de Kisangani ! » crie quelqu’un. « Mundele madesu ! » Blanche haricot ! crie l’autre. « Une Blanche, comment tu l’as attrapée, dis ! Elle paie en dollars ? » demande un collègue tolekiste qui a fait demi-tour et roule derrière nous pour savoir où nous allons. Ce n’est certainement pas la solitude qui vous tuera, dans ces contrées.
    […]
    Grâce aux tolekistes, un monde s’ouvre à moi. Des pères de familles nombreuses, des professeurs après les heures de classe, des garçons des rues ‑ tout en pédalant, ils me racontent l’histoire de leur vie, essoufflés, transpirant abondamment à cause du soleil. J’ai parfois pitié d’eux, mais je me rappelle alors ce qu’un Malien m’a dit un jour : « Pourquoi avoir pitié de quelqu’un qui n’a même pas pitié de lui-même ? »

Lieve JORIS, Danse du Léopard, Éditions Actes Sud, Paris, 2002, pages 295 à 297.

samedi 27 décembre 2008 Posted by | livres | , , , , | Laisser un commentaire

Kinshasa 1997…

    […]
    Je pense à l’homme d’affaires malien fortuné qui s’était présenté il y a quelques années comme candidat à la présidence. « Faites attention aux politiciens de ce pays, disait-il, ils ont grandi dans la pauvreté, enfants, ils n’avaient même pas un mouton sur leur parcelle, ils n’entrent en politique que pour s’enrichir. Votez pour moi : je n’ai pas besoin de vous voler, je suis déjà riche ! »
    […]
    [Le peintre] Chéri Cherin habite N’Djili et travaille dans la cour devant son humble maisonnette de deux chambres où sa mère et d’autres membres de la famille traînent toute la journée à ne rien faire. Tout le voisinage s’occupe de son travail, chaque coup de pinceau est assorti d’un commentaire. C’est ainsi qu’il finit par décider de représenter [Laurent-Désiré] Kabila en blouse blanche de docteur, une gigantesque seringue à la main. « Car ici, lorsque les gens voient un docteur, ils se sentent déjà mieux. »
    […]
    [Philémon] Mukendi s’inquiète du grand nombre de soldats rwandais sur le sol congolais. « Leur tâche est finie, mais ils se plaisent tellement ici qu’ils ne veulent plus partir. » Récemment, il a dit à un soldat rwandais : « Tu es certainement heureux à l’idée de retourner bientôt chez toi.
    ‑ Non, non a protesté l’autre, je ne veux plus garder les vaches au Rwanda, je veux rouler en Mercedes et danser le soir le ndombolo. »

Lieve JORIS, Danse du Léopard, Éditions Actes Sud, Paris, 2002, pages 274 à 278.

samedi 27 décembre 2008 Posted by | livres | , , , | Laisser un commentaire

Confidences à Iyonda…

    Maintenant que je l’ai suivi jusqu’ici [à Iyonda, à une quinzaine de kilomètres de Mbandaka], dit-il, il se sent obligé de me raconter quelque chose. « Ma situation est plus compliquée que tu ne le crois. »
    Le ton sérieux de sa voix me fait lever les yeux. « Alors ?
    ‑ Je ne suis pas un Hutu, comme les autres, mais un Tutsi. »
    Dès le début j’avais senti qu’il avait quelque chose. « Alors, pourquoi tu as fui, qu’as-tu à te reprocher ? »
    Il soupire. « Tous ceux qui ont fui n’ont pas nécessairement quelque chose à se reprocher. Beaucoup de gens ont pris la fuite parce que c’était la guerre, c’est tout. » Sa femme est hutu. Lui a grandi au cœur du Rwanda, une région où les mariages entre Hutu et Tutsi n’étaient pas rares. Il n’était pas encore né lorsque les Tutsi en 1959 ont fui en masse vers l’Ouganda, il ne connaît pas leur rancune, il vivait en paix avec les Hutu. Au début, il était sympathisant du F.P.R., le Front patriotique rwandais, qui opérait alors depuis l’Ouganda, mais plus tard il a compris que leur politique allait mettre en danger sa belle-famille et il a pris ses distances.
    Les Tutsi sont cyniques, dit-il. Quand il disait à ses amis tutsi que beaucoup de Tutsi allaient mourir si le F.P.R. exécutait son plan pour prendre le pouvoir dans le pays, ils répondaient que ce n’était pas grave, que c’était pour la bonne cause, non ? Il connaît le F.P.R. ‑ quiconque n’est pas d’accord avec eux n’est pas protégé par ses origines. Ils ne l’auraient pas épargné après sa trahison s’ils l’avaient trouvé. Et certainement pas après sa fuite. Pour eux, il est un infidèle, un collabo du régime hutu assassin. Comment a-t-il réussi à fuir, sinon, pourquoi n’a-t-il pas été assassiné ? « Le simple fait que je vive me rend suspect.
    ‑ Mais comment c’était, de fuir avec tes compatriotes hutu, ils ne te considéraient pas comme un ennemi ?
    ‑ Non… aussi longtemps qu’on reste entouré de gens qui savent qui on est, on ne court aucun danger. Hutu, Tutsi, le petit peuple n’est pas divisé, ce sont les politiciens qui les excitent. »

Lieve JORIS, Danse du Léopard, Éditions Actes Sud, Paris, 2002, pages 256 et 257.

samedi 27 décembre 2008 Posted by | livres | , , , | Laisser un commentaire